Injonctions masculinistes et délinquance

Cet texte explore les liens entre les injonctions de la masculinité moderne, la violence et les enjeux psychothérapeutiques en milieu carcéral, à partir des réflexions d’Édouard Louis sur le carcan masculiniste. Il met en parallèle cette thèse avec l’expérience clinique auprès de jeunes hommes judiciarisés issus de milieux marginalisés, dont les comportements violents visent souvent des objectifs sociaux conventionnels. Ce paradoxe souligne la force du modèle patriarcal, qui agit comme un idéal inatteignable et alimente la souffrance psychique. Dans ce contexte, la psychothérapie risque de devenir un instrument de normalisation plus qu’un espace d’émancipation, d’autant que le cadre thérapeutique est souvent perçu comme féminin et donc menaçant pour l’identité virile.
Auteur·rice

Benjamin Thiry

Date de publication

6 octobre 2025

Zeus et Thétis, par 1811 par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1811, Huile sur toile, 327 × 260 cm, Musée Granet, Aix-en-Provence

J’ai écouté avec plaisir et intérêt un entretien d’Édouard Louis publié le 25 septembre 2025 sur une chaîne YouTube intitulée “les couilles sur la table” :

Il expose avec pédagogie et sensibilité sa position sur la masculinité moderne et ses aléas sociaux. Il situe cette thématique comme centrale dans le rapport que chaque individu entretient avec l’ordre social. Ces critères de masculinité promettent une légitimité mais s’avèrent trompeurs car ils ne peuvent que mener, in fine, à un échec plus ou moins sévère. Selon Édouard Louis, toutes les institutions sociales sont vectrices de cet idéal de masculinité. Nul ne peut y échapper sans jamais l’atteindre pour autant. Ce diktat serait d’ailleurs plus puissant que l’appartenance à telle ou telle classe sociale, selon lui.

Cette thèse est très intéressante et me semble très pertinente pour tenter de comprendre le recours à la violence de personnes judiciarisées. Il s’agit surtout de jeunes hommes appartenant à des classes paupérisées ou marginalisées (). La psychiatrie les a parfois qualifiés d’antisociaux (). Cette qualification induit l’idée que ces personnes ne partageraient pas les mêmes idéaux sociaux voire auraient pour intention de contester l’ordre moral de la société. Or, parler avec des personnes délinquantes ou incarcérées permet parfois de constater que si les moyens utilisés peuvent être violents, les buts recherchés s’avèrent quant à eux souvent très conventionnels : acheter de beaux vêtements, trouver une épouse, se marier avec elle, acheter une maison, travailler ou encore porter assistance à ses parents. En ce qui concerne les femmes incarcérées, dans la plupart des cas, il s’agit de s’occuper de ses enfants. Ou d’en faire.

D’autres objectifs sont rarement cités de manière spontanée. J’ai toujours personnellement été surpris par un tel conventionnalisme de la part de personnes prétendument déviantes. Cette image d’Épinal fait immanquablement penser à la thèse d’Édouard Louis relative au carcan dans lequel tout un chacun se retrouve pris, sans possibilité de s’en décaler. Penser un autre modèle s’avère bien souvent impossible, ce qui limite les interventions psychothérapeutiques. Celles-si se limitent d’ailleurs parfois à tenter de réduire l’impulsivité et à davantage accepter les frustrations. Si certains psychologues se contentent de ces objectifs, d’autres pourraient les concevoir comme peu ambitieux. Classiquement, la psychothérapie vise une (ré)appropriation de ses désirs personnels afin de mener une vie en congruence avec soi-même. Dans le champ de la délinquance, le thérapeute ne serait-il qu’un agent de normalisation comportementale ? Par là même, il deviendrait un complice des injonctions patriarcales. Or, pour un homme, parler de soi, réfléchir, s’instruire l’éloigne du prototype de la virilité censé se réaliser dans les actes, qu’ils soient violents ou non. Le cadre thérapeutique est dès lors susceptible de fragiliser cet idéal de masculinité. Ce qui expliquerait pourquoi de nombreux jeunes délinquants refusent de s’inscrire dans un cadre thérapeutique, estimé féminin et donc honteux.

Durant son entretien, Édouard Louis se demande ce qui peut aider une personne à échapper au carcan masculiniste. Est-ce le courage ? Est-ce la souffrance ? Les opportunités de la vie ? Un cas n’est évidemment pas l’autre. Peut-être une confluence de facteurs. Mais il semble que les rencontres aient jouer un rôle déterminant dans sa situation à lui. Des rencontres bienveillantes qui lui ont montré d’autres voies possibles. Reste alors la question de la qualité de telle ou telle rencontre. Pourquoi une personne nous laisse-t-elle indifférents alors qu’une autre chamboulera notre vie ?

La vie des personnes incarcérées sont souvent caractérisées par de nombreuses ruptures, réelles et affectives. Ces ruptures ont fragilisé la possibilité de créer de nouveaux liens sécurisants et la confiance envers autrui. Cette insécurité est un frein supplémentaire à la relation thérapeutique.

Il revient probablement au thérapeute de constituer un point de jonction entre sa propre masculinité et féminité psychique, si tant est que ces termes soient appropriés. Ce point de jonction impliquerait qu’il / elle incarne tant un rôle de père que de mère, dans une élan de réunification des deux positions. Cette négociation de la bisexualité psychique n’est pas évidente et nous convoque au lieu des idéaux attendus des deux sexes biologiques. Comment incarner les deux sexes sans y perdre notre cohérence interne et sans se faire exclure du jeu social ? Il s’agit d’une tâche ardue pour les cliniciens carcéraux, qui sont parfois jeunes et fourbissent leurs premières armes cliniques dans un environnement difficile et chaotique. Les personnes incarcérées peuvent parfois considérer un thérapeute de même sexe comme un rival dangereux, une menace à leur identité sexuelle et un thérapeute du sexe opposé comme un objet sexuel. Dans le premier cas, les interventions du thérapeute peuvent être vécues comme des menaces à l’idéal de masculinité ou de féminité, ce qui peut provoquer de l’agressivité. Dans le second cas, les tentatives de séduction peuvent déstabiliser le / la thérapeute, le / la réduire à un objet à posséder. Dans les deux cas, c’est la pensée du thérapeute qui s’avère mise à l’épreuve. Si cette pensée disparaît, la thérapie est rendue inutile voire destructrice de part et d’autre. Elle doit être interrompue sous peine de passages à l’acte et d’un effondrement de l’identité professionnelle du clinicien. Le patient est alors confronté, une nouvelle fois, aux effets délétères de ses propres pensées destructrices et à l’abandon. Il revit alors un traumatisme auquel il a déjà été confronté précédemment. Pour la prise en charge de délinquants, le psychanalyste Claude Balier insistait sur le travail du transfert (c’est-à-dire la relation consciente et inconsciente entre le patient et le / la thérapeute), la reconnaissance du passage à l’acte comme mode d’expression d’un conflit interne, et la nécessité de travailler en équipe (). La question des attendus sociaux de la masculinité et de la féminité est centrale dans la prise en charge des personnes incarcérées. Elle nécessite une réflexion approfondie sur les rôles sociaux, les dynamiques de pouvoir et les attentes culturelles. En tant que thérapeute, il est crucial de naviguer avec sensibilité entre ces injonctions et les besoins individuels des patients, tout en reconnaissant les défis uniques que ces dynamiques peuvent poser dans le contexte carcéral.

Les références

American Psychiatric Association. (1952). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Washington, D.C.: American Psychiatric Association.
Balier, C. (1996). Psychanalyse des comportements violents. In Le fil rouge. Paris: Presses Universitaires de France.
Ogien, A. (1995). Sociologie de la déviance. Presses universitaires de France.

Citation

BibTeX
@online{thiry2025,
  author = {Thiry, Benjamin},
  title = {Injonctions masculinistes et délinquance},
  date = {2025-10-06},
  url = {https://benjaminthiry.netlify.app/posts/2025-10-06-masculinite/},
  langid = {fr}
}
Veuillez citer ce travail comme suit :
Thiry, B. (2025, October 6). Injonctions masculinistes et délinquance. Retrieved from https://benjaminthiry.netlify.app/posts/2025-10-06-masculinite/